Marcel Proust, en pleine sortie de À l'ombre des jeunes filles en fleurs, adressait une lettre à un Maître, en écriture du moins: Colette. Bien avant les scandales multiples et la réputation polémique de ce "génie très particulièrement féminin" (Gide), le singulier Marcel louait l'écrivaine et plus exactement ses talents d'épistolière: la lettre finale de son roman Mitsou ou comment l'esprit vient aux filles l'avait subjugué. D'une lettre à l'autre, d'un géant de la littérature à une grande dame du siècle, les jeunes filles entamaient leur destin!
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Lettre de Mitsou au Lieutenant Bleu:
Sources: Colette, Lettres à ses pairs, Flammarion, 1973 et Colette, Mitsou, Livre de Poche, 1987. Image: Leopold Reutlinger (1863-1937) via Wikimedia Commons.
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Mai 1919,Marcel Proust
Madame,
J'ai un peu pleuré ce soir, pour la première fois depuis longtemps, et pourtant depuis q[uel]q[ue] temps je suis accablé de chagrins, de souffrances et d'ennuis. Mais si j'ai pleuré, ce n'est pas de tout cela, c'est en lisant la lettre de Mitsou. Les deux lettres finales, c'est le chef-d'œuvre du livre (j'entends de Mitsou car je n'ai pas encore lu En Camarades, j'ai de très mauvais yeux, je ne lis pas vite). Peut-être s'il fallait absolument pour vous montrer que je suis sincère dans mes éloges, vous dire que je ne me permettrais pas d'appeler une critique, appliquée à un Maître tel que vous, je trouverais que cette lettre de Mitsou si belle, est aussi un peu trop jolie, qu'il y a parmi tant de naturel admirable et profond, un rien de précieux. Certes quant au restaurant (au prodigieux restaurant - auquel je compare avec un peu d'humiliation mes inférieurs innombrables restaurants des Swann que vous ne connaissez pas encore et qui paraîtront peu à peu) (au restaurant qui me fait aussi penser avec un peu de mélancolie à ce dîner que nous devions faire ensemble et qui, comme rien dans ma vie depuis ce moment-là, et déjà longtemps auparavant -- ne s'est réalisé), le lieutenant bleu parle d'un joli vin qui sent le café et la violette, c'est tellement dans le caractère et le langage du lieutenant bleu. (À ce restaurant comme j'aime le sommelier, les dédains rêveurs etc...) Mais pour Mitsou il y a dans sa lettre des choses qui me sembleraient pas trop "jolies" si je n'avais trouvé dès le début (comme vous n'est-ce pas?) que Mitsou est beaucoup plus intelligente que le lieutenant bleu, qu'elle est admirable, que son mauvais goût momentané en matière d'ameublement n'a aucune importance (je voudrais que vous vissiez mes "bronzes", il est vrai que je les ai simplement conservés, non choisis), et que du reste ce progrès miraculeux de son style rapide comme la Grâce, répond exactement au titre: "Comment l'esprit vient aux filles." (...)
Lettre de Mitsou au Lieutenant Bleu:
Voilà donc que vous partez, c'est détestable et même pire. Mais pourquoi vous en excusez-vous? J'ai dans l'idée que ce n'est pas de partir que vous vous excusez, mais de me quitter. Ah! Vous allez dire: "C'est Mitsou, je ne peux pas partir sans la quitter!" Que si. Ce n'est difficile qu'à expliquez mais pas à comprendre... Mon amour, mettez-vous une chose dans la tête: c'est que je vous aime. Ô je ne vous dis pas ça comme on fait un cadeau, au contraire. Mon pauvre chéri, je vous aime. Et je vous donne permission de vous écriez en le lisant: "Eh bien, me voilà frais!" Une femme qui aime, même une petite bête comme moi, ça devient insupportable, ça comprend, ça devine... Ça devient comme l'électricité quand le courant y est posé, une minute avant c'était cordon et une boule de verre stupide, une minute après c'est un fil de feu qui éclaire tout.Mitsou
Le bon côté pour vous de cet ennui qui vous arrive, c'est que je sais à présent que vous pouvez comptez sur moi. Comptez sur moi pour tout ; pour vous attendre si vous voulez que je vous attende, pour deviner ce que vous auriez honte à me dire; et comptez sur moi, si la fantaisie vous prend de me déclarer en face "c'est fini nous deux", pour vous montrez que je sais me conduire et qu'il n'y a pas besoin d'eau de mélisse ni de vinaigre.
J'ajoute encore que si ça vous convenez que je fasse un autre métier, que j'apprenne des choses, que je me change en ci ou en ça, j'en suis également capable, quand même ce ne serait que pour vous faire une distraction ou un sujet de conversation avec moi.
Si j'avais préféré la promenade de jour au lieu de notre prochaine nuit? Je n'hésite pas, j'aurai préféré la nuit. Mon amour, la nuit c'est moins embarrassant, c'est moins intime. Je serai toujours à peu près à la hauteur de vous, pourvu que je soie toute nue dans vos bras et couchée. Le plus terrible c'est qu'il faut nous relevez, et alors là je tremble devant vous. Tout ce que vous avez désiré inutilement de moi pendant que nous étions ensemble, moi je l'ai eu de vous. Je n'en ai pas encore fini de m'étonner que votre peau soit si douce, ni que vous avez l'air si sérieux en dormant, ni que vous couchez sans chemise. Je ne croyais pas que vous aviez les pieds si petits. Et aussi je croyais qu'un jeune homme si raffiné, qui mange au restaurant avec de petites manières et des précautions, allait s'occupez de toutes sortes de choses en faisant l'amour, et pas du tout ! Quand j'ai vu que vous ne vous occupiez que de me prendre toute à la fois tout uniment, je ne peux pas vous dire comme j'étais contente. Alors, comment voulez-vous que je ne vous aime pas?
Mon chéri, le difficile pour vous, c'était de ne pas être aimé de moi. Le presque impossible pour moi, c'est d'être aimé de vous. Je dis presque impossible, parce que je suis ainsi faite que je n'accepte pas dans mon esprit le pire des malheurs ni le pire des bonheurs. Tu me trouves bien humble! Ne crois pas que je mendie. Si tu me réponds "adieu Mitsou", je ne mourrai pas. J'ai un petit cœur assez dur pour qu'on le nourrisse avec chagrin.
Mon amour, je vais essayer de devenir ton illusion. C'est une ambition très grande, mon cher Lieutenant Bleu, et vous ne m'avez pas invitée à une promenade qui peut faire le tour de la vie... Commençons donc par le plus facile, et si vous n'êtes pas tout à fait découragé, donnez-moi, je vous en prie, encore votre sommeil à côté de moi, encore la surprise de vous suivre si facilement jusqu'au plaisir, -- accordez-moi la confiance et la bonne amitié de votre corps: peut-être qu'une nuit, à tâtons, tout doucement, elles m'amèneront enfin jusqu'à vous.
Sources: Colette, Lettres à ses pairs, Flammarion, 1973 et Colette, Mitsou, Livre de Poche, 1987. Image: Leopold Reutlinger (1863-1937) via Wikimedia Commons.
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