Une main. Le visage d'un homme, sur lequel coule une larme. Puis son corps allongé sur le sommet d'un volcan. L'homme est amnésique, et se raccroche à son seul souvenir : une petite fille brune, tandis qu'un chimpanzé (en réalité un robot) s'approche et lui propose de le tutoyer. Ainsi s'ouvrait le premier volume d'Aâma de Frederik Peeters, qui avait en 2010 accroché de nombreux lecteurs séduits par l'ambition, l'originalité et la virtuosité d'une œuvre récompensée plus tard par le Fauve de la Meilleure série BD au Festival d'Angoulême. Gallimard publie le 16 octobre le quatrième et dernier épisode : Tu seras merveilleuse, ma fille, qui ne décevra pas ses lecteurs.
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La série décrit un futur lointain et hyper technologique, où la Muy-Tang Corporation, compagnie de robotique responsable d'une grande crise économique mondiale, semble tirer les ficelles de la vie des humains devenus « augmentés » de puces informatiques. Le héros: Verloc Nim, refuse ces apports technologiques, condamné à mener une existence de paria, isolé et en mauvaise santé. Il vit entouré de ses livres (des objets quasi-archéologiques), et s'occupe comme il peut de sa fille qui, conçue sans recours aux biotechnologies, semble légèrement autiste et n'a jamais parlé.
Les trois premiers tomes d'Aâma étaient conçus comme un flashback, racontant les événements survenus lors de la semaine très dense précédant le réveil amnésique près du singe. Un journal intime tenu sur un carnet permettait au héros de remonter le fil des événements. Quelques jours plus tôt, Verloc Nim partait avec son frère sur Ona(ji), une planète récemment découverte semblant correspondre à une Terre primitive. Le programme Woland, démarré cinq ans auparavant et laissé presque aussitôt à l'abandon en raison de la crise, avait pour mission de la coloniser pour y développer de façon accélérée la vie. Une solution miracle avait été conçue dans ce but : Aâma, nom de code d'une "soupe" miraculeuse de microcomposants électroniques, dont les millions de robots microscopiques s'avèrent capables de créer une entité intelligente capable de communiquer entre ses entités, telle une ruche ou une fourmilière. Répandue sur des organismes vivants, Aâma créé des créatures hybrides et mutantes à moitié organiques, à moitié robotiques.
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Le troisième tome était perturbant pour le lecteur, plongé dans les méandres de la psyché des héros dont les rêves et les fantasmes prenaient vie, avant de découvrir pour la première fois les deux personnages tirant les ficelles du projet Aâma. Le volume se terminait sur la lecture de la fin du carnet, et l'atomisation du groupe de survivants de la planète Ona(ji) dont l'unique rescapé: Verloc, retrouvait la mémoire. Cette fin fermant la boucle ouverte au début du premier tome indiquait que l'histoire allait s'accélérer. C'est bien le cas avec Tu seras merveilleuse, ma fille, qui clôt avec brio un récit que l'on avait imaginé s'étendre sur une dizaine de volumes.
Faisant le grand écart entre récit intimiste et événements aux dimensions cosmologiques, Peeters semble vouloire décrire sur un même plan la géographie du cerveau de son héros et celles de planètes inconnues. L'esprit de Verloc, mais aussi les transformations de son corps contaminé ouvrent des abîmes graphiques, et certaines pages d'Aâma sont les plus psychédéliques que l'on ait pu voir depuis certaines planches de Moebius ou de Druillet datant des années 1970. La série y puise sans doute certaines inspirations sans céder aux tentations de la citation. Sur un scénario nourri par la paranoïa chère à Philip K. Dick, Aâma fait aussi écho au manga Akira (Katsuhiro Otomo), où la mutation du personnage principal en fait une sorte de demi-dieu tout-puissant aux yeux des autres, mais impuissant à gérer sa transformation intérieure.
Aâma continue par ailleurs de livrer les scènes d'action spectaculaires qui ont contribué à faire son succès.
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La BD refermée, on reste stupéfait par la maîtrise scénaristique mise au service de cette histoire mystérieuse mais jamais hermétique. Dans ce quatrième tome Peeters répond à toutes les questions ouvertes dans les précédents volumes, avec un formidable sens du rythme et du récit. Si le scénario est très fluide, le dessin n'est pas en reste : d'une beauté sidérante, il offre de nombreuses planches sans texte qui sont de véritables peintures. On hésite entre le regret que Peeters n'ait pas prolongé l'univers pendant encore quelques tomes, et la satisfaction de voir que l'auteur a eu le courage de ne pas jouer les prolongations commerciales et d'arrêter au bon moment.
Ce mois d'octobre est béni pour les fans français de science-fiction, puisque paraissent aussi la conclusion du Cycle de Cyann de François Bourgeon, et la fin de la trilogie du Coup de Sang d'Enki Bilal. Un point commun entre les trois auteurs : à la fois scénaristes et dessinateurs, ils sont venus à la science-fiction sur le tard. Frederik Peteers s'était fait connaître en 2001 avec un récit autobiographique : Les Pilules Bleues, témoignage bouleversant sur le virus du SIDA, contracté par sa compagne. Bien que cet ouvrage fut déjà un premier chef d'oeuvre (adapté récemment en téléfilm par Arte), Peeters atteint de nouveaux sommets créatifs depuis qu'il touche à la science-fiction (Lupus, Pachyderme, Château de Sable, et surtout Aâma).
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Pendant les quatre ans qu'il a consacrés à cette série, Frederik Peeters a aussi tenu un blog racontant la conception d'Aâma. Il y montrait un « work in progress », parfois certaines planches ou cases des albums à venir, tout en partageant ses réflexions et ses influences graphiques. Il publiait le 15 octobre 2013 la phrase suivante : « J'ai relu mon tome 3 sous sa forme finale il y a deux jours. Et l'envie que j'avais de faire un quatrième tome complexe et poétique s'est évaporée (...) Je crois que le troisième tome a rassasié mes envies de complexité. Je vais tâcher de ne garder que l'essence concentrée de mes sensations, pour aller vers un tome final clair, calme et beau. Trêve de philosophie, il est temps d'aller vers l'émotion. » L'intention artistique définit avec acuité un an à l'avance la conclusion magistrale d'une série courte mais qui fera date.
Images : (c) Gallimard

La série décrit un futur lointain et hyper technologique, où la Muy-Tang Corporation, compagnie de robotique responsable d'une grande crise économique mondiale, semble tirer les ficelles de la vie des humains devenus « augmentés » de puces informatiques. Le héros: Verloc Nim, refuse ces apports technologiques, condamné à mener une existence de paria, isolé et en mauvaise santé. Il vit entouré de ses livres (des objets quasi-archéologiques), et s'occupe comme il peut de sa fille qui, conçue sans recours aux biotechnologies, semble légèrement autiste et n'a jamais parlé.
Les trois premiers tomes d'Aâma étaient conçus comme un flashback, racontant les événements survenus lors de la semaine très dense précédant le réveil amnésique près du singe. Un journal intime tenu sur un carnet permettait au héros de remonter le fil des événements. Quelques jours plus tôt, Verloc Nim partait avec son frère sur Ona(ji), une planète récemment découverte semblant correspondre à une Terre primitive. Le programme Woland, démarré cinq ans auparavant et laissé presque aussitôt à l'abandon en raison de la crise, avait pour mission de la coloniser pour y développer de façon accélérée la vie. Une solution miracle avait été conçue dans ce but : Aâma, nom de code d'une "soupe" miraculeuse de microcomposants électroniques, dont les millions de robots microscopiques s'avèrent capables de créer une entité intelligente capable de communiquer entre ses entités, telle une ruche ou une fourmilière. Répandue sur des organismes vivants, Aâma créé des créatures hybrides et mutantes à moitié organiques, à moitié robotiques.

Le troisième tome était perturbant pour le lecteur, plongé dans les méandres de la psyché des héros dont les rêves et les fantasmes prenaient vie, avant de découvrir pour la première fois les deux personnages tirant les ficelles du projet Aâma. Le volume se terminait sur la lecture de la fin du carnet, et l'atomisation du groupe de survivants de la planète Ona(ji) dont l'unique rescapé: Verloc, retrouvait la mémoire. Cette fin fermant la boucle ouverte au début du premier tome indiquait que l'histoire allait s'accélérer. C'est bien le cas avec Tu seras merveilleuse, ma fille, qui clôt avec brio un récit que l'on avait imaginé s'étendre sur une dizaine de volumes.
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Faisant le grand écart entre récit intimiste et événements aux dimensions cosmologiques, Peeters semble vouloire décrire sur un même plan la géographie du cerveau de son héros et celles de planètes inconnues. L'esprit de Verloc, mais aussi les transformations de son corps contaminé ouvrent des abîmes graphiques, et certaines pages d'Aâma sont les plus psychédéliques que l'on ait pu voir depuis certaines planches de Moebius ou de Druillet datant des années 1970. La série y puise sans doute certaines inspirations sans céder aux tentations de la citation. Sur un scénario nourri par la paranoïa chère à Philip K. Dick, Aâma fait aussi écho au manga Akira (Katsuhiro Otomo), où la mutation du personnage principal en fait une sorte de demi-dieu tout-puissant aux yeux des autres, mais impuissant à gérer sa transformation intérieure.
Aâma continue par ailleurs de livrer les scènes d'action spectaculaires qui ont contribué à faire son succès.

La BD refermée, on reste stupéfait par la maîtrise scénaristique mise au service de cette histoire mystérieuse mais jamais hermétique. Dans ce quatrième tome Peeters répond à toutes les questions ouvertes dans les précédents volumes, avec un formidable sens du rythme et du récit. Si le scénario est très fluide, le dessin n'est pas en reste : d'une beauté sidérante, il offre de nombreuses planches sans texte qui sont de véritables peintures. On hésite entre le regret que Peeters n'ait pas prolongé l'univers pendant encore quelques tomes, et la satisfaction de voir que l'auteur a eu le courage de ne pas jouer les prolongations commerciales et d'arrêter au bon moment.
Ce mois d'octobre est béni pour les fans français de science-fiction, puisque paraissent aussi la conclusion du Cycle de Cyann de François Bourgeon, et la fin de la trilogie du Coup de Sang d'Enki Bilal. Un point commun entre les trois auteurs : à la fois scénaristes et dessinateurs, ils sont venus à la science-fiction sur le tard. Frederik Peteers s'était fait connaître en 2001 avec un récit autobiographique : Les Pilules Bleues, témoignage bouleversant sur le virus du SIDA, contracté par sa compagne. Bien que cet ouvrage fut déjà un premier chef d'oeuvre (adapté récemment en téléfilm par Arte), Peeters atteint de nouveaux sommets créatifs depuis qu'il touche à la science-fiction (Lupus, Pachyderme, Château de Sable, et surtout Aâma).

Pendant les quatre ans qu'il a consacrés à cette série, Frederik Peeters a aussi tenu un blog racontant la conception d'Aâma. Il y montrait un « work in progress », parfois certaines planches ou cases des albums à venir, tout en partageant ses réflexions et ses influences graphiques. Il publiait le 15 octobre 2013 la phrase suivante : « J'ai relu mon tome 3 sous sa forme finale il y a deux jours. Et l'envie que j'avais de faire un quatrième tome complexe et poétique s'est évaporée (...) Je crois que le troisième tome a rassasié mes envies de complexité. Je vais tâcher de ne garder que l'essence concentrée de mes sensations, pour aller vers un tome final clair, calme et beau. Trêve de philosophie, il est temps d'aller vers l'émotion. » L'intention artistique définit avec acuité un an à l'avance la conclusion magistrale d'une série courte mais qui fera date.
Images : (c) Gallimard
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