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Le numérique ne sauvera pas Libération, mais le papier peut-être...

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La conviction des nouveaux dirigeants et actionnaires de Libération est désormais connue, revendiquée : le salut du quotidien passe, selon eux, par la suppression d'une centaine de postes, la fusion des rédactions web et papier, une « priorité » absolue donnée au numérique, un développement « multimédias », et l'annonce d'une énième « nouvelle formule » papier du journal en 2015.

Est-ce si sûr?

Considéré sous l'angle du discours dominant (« Hors du numérique, point de salut ! »), le plan de « sauvetage » de Libération est un plan parfait... Tellement parfait et séduisant que c'est celui dans lequel se jette, tête baissée, voulant croire au miracle de sa survie pixellisée, l'ensemble de la presse écrite.

On ne reviendra pas ici sur les ventes en chute libre, les abonnements qui stagnent et les recettes publicitaires qui s'amenuisent ; paramètres connus de tous, et qui vont s'aggravant. Si l'on s'en tient aux chiffres et aux courbes, tout indique que la presse quotidienne a vécu et qu'elle doit tourner la page, ne plus se consacrer qu'à des éditions plurielles sur écran.

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Le problème, pour peu qu'on s'intéresse aux journaux, c'est qu'au-delà des incantations créditant le numérique toutes les vertus salvatrices, il n'existe pas l'ombre d'un début d'exemple de modèle économique viable assurant la pérennité d'un titre issu du papier dans le seul monde numérique.

On trouvera des exemples de « pure players » (Médiapart, Rue89, Slate, Le HuffPost...) qui creusent leur sillon et s'installent durablement sur la toile. Mais aucun de quotidien français ayant économiquement réussi sa migration et son intégration en terre numérique.

Dans tous les cas, qu'il s'agisse du Monde, des grands quotidiens régionaux ou de Libération, ces entreprises sont lestées de contraintes de structures, d'endettements et d'effectifs trop lourds.

Quinze ans trop tard

Dire qu'il suffira d'alléger la masse salariale, en se séparant par centaines des journalistes relève de l'escroquerie éditoriale. Une tromperie par amalgame fait entre « contenu » et « marque » du journal. Ces plans sauveront peut-être des « marques », qui trouveront ou non des débouchés commerciaux, mais certainement pas des « journaux » au sens où ce mot évoque, depuis deux siècles, un ensemble de savoir-faire, une œuvre collective de l'esprit, produite par une communauté de « journalistes » animant un titre de presse, et partagée par la communauté des lecteurs de ce titre.

Quand bien même Internet fournirait l'assurance d'un avenir économique sans ombre au tableau, ne voit-on pas que c'est la notion même de « journal » qui s'y efface au profit d'une surabondance d'informations sans fin, constamment renouvelée, commentée, augmentée, dupliquée ? Personne ne va sur Internet pour « lire un journal ». On y surfe et on y zappe, avec infiniment de plaisir et d'apparente liberté, mais on n'y lit certainement pas « un » journal. Personne n'attend davantage, en 2015, une « radio » ou une « télévision du Monde ou de Libération.
C'est quinze ans trop tard, au moins.

Qu'on le veuille ou non, avec un milliard de sites recensés et des milliards d'utilisateurs occasionnellement "journalistes", Internet et les réseaux sociaux sont désormais "le" journal, "la" radio, et "la" télévision tout à la fois. Une matrice où chacun peut, quasi-gratuitement, confectionner "son" journal.

Cela ne changera pas demain matin

Prétendre que les journaux papier d'hier joueront un rôle majeur dans ce nouvel univers a autant de pertinence que si les fabricants de fiacres avaient soutenu qu'il suffirait de donner aux roues de leurs véhicules l'écartement des rails et de les faire désormais rouler entre deux trains pour concurrencer le chemin de fer.
Car nous assistons moins à la naissance d'un "journalisme numérique" qu'à l'émergence d'une nouvelle industrie (et d'un marché) planétaire de l'information. Nuance. Une industrie dont les hauts-fourneaux produisent l'ubiquité absolue de l'information, de "toutes" les informations ». Autrement dit : l'exact contraire de ce qu'est un « journal ».

Ramené à qui serait une écologie de l'information, ce qui se passe tient du darwinisme et d'une banale histoire de chaîne alimentaire : En se précipitant dans l'océan du Web, la presse ne fait rien d'autre que se jeter dans les bras de son prédateur.
Elle pense y renaître et frayer avec les gros poissons du marché de l'info qui en occupent déjà les profondeurs : elle n'y servira -- n'y sert déjà ! -- que de plancton nourricier additionnel.

La grotte de Lourdes du « Tout-numérique »

Dès lors, et plutôt que de mourir sur papier, on peut comprendre que beaucoup choisissent de tenter leur chance numérique ; au risque de finir en particule élémentaire d'une barrière de corail d'information pour le coup « participative »... Mais c'est bien la dernière chose qu'on pouvait s'attendre à voir prôner comme « solution » pour un titre comme Libération.

Les mots ont un sens. Les titres que portent en étendard les journaux aussi. Ce n'est pas par le pur effet d'une coïncidence sémantique que l'histoire de Libération s'est longtemps confondue avec le soutien à d'innombrables causes ou mouvements de « libération ». Ce titre est né du désir lointain (1973 !) de libérer des informations, des paroles, des convictions, des comportements qui dans la société française ne trouvaient pas à s'exprimer librement.
Avec plus ou moins de succès, d'habileté, de maladresse, d'insolence, ou de talent, Libération s'est installé en quotidien libérateur (culturel, social, politique, sexuel, médiatique...) Il n'est pas un des secteurs de la société où il n'ait exercé cet effet, provoquant le débat, suscitant les passions, engouements et détestations confondus.
Pendant vingt ans (jusqu'au milieu des années 90), Libération a vécu sur cette pente ascendante. Notoriété et ventes en kiosque à l'unisson. Depuis vingt ans, c'est exactement l'inverse qui se produit. Plus les secteurs de la société à « libérer » l'ont été, plus Libération s'est en quelque sorte retrouvé sans vocation autre que de fournir « comme tout le monde » des informations qu'on trouve partout ailleurs.

Aujourd'hui, cédant au panurgisme d'un sauve-qui-peut général qui fait se précipiter toutes les rédactions vers la grotte virtuelle d'un Lourdes du « Tout-numérique », les actionnaires de Libération ne jurent plus que par Internet.
Mais ce plan qu'on veut « vendre » à l'équipe du journal, ce n'est pas celui d'un développement, c'est celui d'une capitulation. Il ne s'agit pas là, comme on le dit, de sauver un journal, mais de sacrifier une équipe et une histoire au profit d'une démarche numériquement spéculative.
Sauf à injecter demain, pendant des années (et en pure perte) des dizaines de millions d'euros pour faire artificiellement exister une « marque Libération » il y a bien peu de chances que ce titre renaisse jamais en tant que « journal » économiquement viable sur Internet.

Le papier, valeur refuge

Apparemment, il semble donc n'y avoir plus que deux options de « fin de vie » pour le journal : disparaître demain des kiosques ; ou disparaître, après-demain, dans les confins francophones d'Internet. Dans l'intervalle, des dizaines de talents, de « plumes », auront été sacrifiés sur l'autel d'une information uniforme et d'une profitabilité digitale qui restera encore longtemps imaginaire.
Mort assurée, dans les deux cas, de ce qui s'est appelé Libération.

Pourtant, il existe une autre voie pour ce quotidien - et peut-être pour lui seul : celle de la « contre-programmation » et de la dissociation technologique. Cette voie, c'est le retour aux fondamentaux génétiques de Libération : l'appétit de « libérer », de débattre et de commenter... oui, mais sur ce support unique, précieux, et faussement atteint d'obsolescence aujourd'hui : le papier !
Le papier, qui pourrait bien redevenir, demain, le symbole d'une singularité et d'une liberté sans égale.

Paradoxale dans les termes, la « dernière chance » de Libé, ce n'est pas le « multimédias », qui risque d'être son linceul, c'est le retour vers le futur de ses lecteurs, et la priorité exclusive donnée à son support historique.

Dans un monde où la totalité des informations est de plus en plus organisée, et commercialisée, par le biais de logiciels enregistrant et analysant, à chaque seconde (sans demander l'avis de qui que ce soit) nos comportements de lecteurs-internautes, le papier apparaîtra bientôt comme une valeur-refuge de la pensée.
Il fera figure de rempart, si ce n'est « d'acte de résistance » à une surveillance, consentie ou contrainte, mais de plus en plus fine et performante, de chaque lecteur sur écran.

À court terme, une des libertés les plus rares et recherchées pourrait bien être celle de s'informer sans être constamment l'objet, par le moindre clic, d'une analyse et d'un profilage algorithmique qui font déjà de tout internaute, de la chair à métadonnées commercialisables.

Il ne s'agit pas ici de défendre un point de vue nostalgique, paranoïaque ou réactionnaire sur le Web. Internet existe. Les réseaux sociaux existent. De nouvelles plateformes d'informations existent et nous font vivre une période foisonnante, prometteuse de découvertes et de technologies plus nouvelles et fascinantes encore.
La question pour Libé n'est évidemment pas de nier ou d'ignorer le Web. Ce serait absurde. Mais c'est celle d'une intelligence prospective et d'un positionnement pertinent à avoir devant la nouvelle donne et ce constat :
Le modèle économique du « papier » bat sérieusement de l'aile, mais il a le mérite d'exister.
Le modèle numérique a le vent en poupe, mais c'est un fantasme. Il n'existe - péniblement, coûteusement - que pour les superpuissances médiatiques et les nouveaux entrants 100 % numériques.

À partir de là, le choix est simple.

Soit Libération renonce à être le journal qu'il a été pour ne plus être que l'avatar de sa propre marque sur le Web, et auquel cas ce n'est pas cent, mais deux cents suppressions de poste qui seront nécessaires... Soit ce quotidien innove et révolutionne à nouveau la presse en procédant à une rupture salutaire.
En se déconnectant partiellement d'Internet.
En réservant la fraîcheur de ses contenus du jour à ses seuls lecteurs et acheteurs du journal papier.
En établissant un sas temporel clair et net entre ce qui n'est que « dans le journal » et ce qui, plus tard, vient nourrir une offre numérique payante.
En redonnant à l'acte d'acheter « Libé » la fraîcheur et l'originalité qu'avoir voulu jouer sur les deux tableaux lui a fait perdre.
En dissociant ce qui produit et entretient la valeur de la marque (le journal, ses contenus), de la commercialisation sur le Web et ailleurs, sous toutes les formes, de cette marque.

Le seul pari émancipateur

Maintenir et prétendre faire coexister les deux systèmes, c'est-à-dire « tout mettre en ligne », comme annoncé, et continuer à proposer un quotidien en kiosque, n'a absolument aucun sens. C'est même le plus sûr moyen d'accélérer l'agonie de la version papier tout en faisant reculer l'hypothétique rentabilité d'une version numérique.

La survie de Libé, ce n'est pas le strapontin d'un « pay-wall » de plus sur la toile. C'est, tout au contraire, un journal papier payant dont la première des « valeurs ajoutées » serait, précisément, de ne pas être disponible sur l'étal d'Internet le jour même.
Le quotidien aurait tout à re-gagner (des lecteurs, de l'argent, et une considération d'organe de presse « libre et libérateur » retrouvée face à l'hyperpuissance numérique émergente) en optant résolument, rationnellement, pour ce schéma : n'exister, en tant que quotidien d'information, de reportages, de réflexion et d'opinions, que sur et par le papier.

Il devrait revendiquer haut et fort cette singularité futuriste et s'y tenir. Offrant ses contenus dans un « contenant » (le papier) qui préserve l'intimité mentale de son utilisateur. Car, contrairement à ce qui se développe massivement sur Internet, quand vous tenez un journal entre vos mains, personne ne sait si vous lisez ou pensez à autre chose, aucun système expert ne peut calculer ou déduire ce que vous pensez de ce que vous lisez, aucun logiciel ne peut se targuer de savoir et d'archiver ce que vous avez lu ou vu, aucun outil « prédictif » ne vient d'autorité vous suggérer de lire autre chose, aucun algorithme ne mesure le temps que vous avez passé sur une photo, tel ou tel article pour en déduire « ce que » et « qui » vous êtes.

Face à une forme d'aliénation par interprétation et archivage robotisée de ce que nous « consultons » sur Internet, le papier (comme le livre physique) offre la meilleure garantie d'une lecture personnelle.
La véritable aventure nouvelle, authentiquement aventureuse et libératrice, quand on s'appelle « Libération », ce n'est pas l'incarcération volontaire dans une alvéole numérique ; mais se positionner comme la première alternative de presse nationale face à l'hégémonie d'une information numérisée.

Le seul pari émancipateur et transgressif aujourd'hui, face à la transformation progressive du lecteur d'hier en internaute devenu lui-même « lisible » (et « prévisible ») par le système même qui lui donne à lire, ce serait un Libération jouant la carte du décalage technologique.
La première chose dont devrait se « libérer » Libération, c'est de l'obsession épuisante et fatale du numérique.

Longtemps, la presse écrite a dû se battre pour exister librement. Aujourd'hui, demain, le nouvel enjeu sera celui du maintien de l'accès à une lecture libre et autonome, « humaine » et privée, des journaux.
S'il en reste...

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