Le manque d'équité est la racine des maux sociaux.
— Pape François (@Pontifex_fr) 28 Avril 2014
Qu'est-ce que cela veut dire quand le monde reçoit le même message d'un souverain pontife et d'un économiste français ? Le pape François et Thomas Piketty affirment tous deux, à leur manière, que le capitalisme moderne non réprimé évolue vers de plus en plus d'inégalités et que les nations du monde doivent enrayer ce phénomène en redistribuant plus équitablement les richesses.
Ce qui est sûr, c'est que cela ne veut pas dire qu'ils sont tous les deux marxistes, malgré ce que les critiques conservateurs clament haut et fort.
Le 28 avril, le pape François a publié un tweet : "Le manque d'équité est la racine des maux sociaux". Quelques jours plus tard, il a développé ce point lors d'un discours prononcé devant le secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-moon et les chefs des plus grandes agences des nations Unies réunis à Rome. Il a dit clairement que l'injustice économique, ce qu'il appelle "l'exclusion économique" n'était pas seulement un échec de la charité, mais un défaut du système qui méritait d'être examiné. Il a demandé aux Nations Unies de s'attaquer aux "causes structurelles de la pauvreté et de la faim, d'obtenir de meilleurs résultats dans la protection de l'environnement, d'assurer un travail productif et digne pour tous et de fournir une protection suffisante aux familles."
Mais ce qui a fait les gros titres a été, bien sûr, sa déclaration sur "la redistribution légitime des avantages économiques par l'État".
Sans plus attendre, Rush Limbaugh s'est écrié : "C'est du marxisme, c'est du socialisme."
Non, Mr Limbaugh. C'est du christianisme.
Je trouve très intéressant que les chrétiens sensés et les économistes sensés se rejoignent.
L'économiste Thomas Piketty, dans son ouvrage encensé, Le Capital au XXième siècle, prône lui aussi une redistribution des richesses par l'impôt pour combattre la hausse des inégalités rendue inévitable par le capitalisme.
Inévitable, c'est bien ça.
D'après Piketty, l'une des principales causes de l'inégalité croissante des revenus vient de la relation fondamentale entre le capitalisme et l'inégalité, exprimée par son r > g, c'est-à-dire que le taux de rendement du capital est supérieur au taux de croissance économique. Vu la notoriété grandissante de Piketty et de sa théorie économique limpide, la formule r > g pourrait bien devenir aussi célèbre que le célèbre e=mc2 d'Einstein.
Une explication claire à la hausse catastrophique des inégalités économiques, que Piketty compare à celles de la Belle Époque du xixème siècle, est la dernière chose que les conservateurs politiques et religieux souhaitent entendre.
Donc, naturellement, pour eux, cette analyse économique claire est forcément du marxisme.
Chose étonnante, Ross Douthat a profité de Pâques et de la résurrection pour nous avertir : "Karl Marx est revenu de chez les morts."
En réalité, Piketty se moque de Marx, dont les "prévisions apocalyptiques" ne se sont jamais réalisées, bien qu'il reconnaisse que Marx a posé une "question importante" au sujet de "l'invraisemblable concentration des richesses pendant la révolution industrielle".
"Pourquoi toutes ces inégalités ?" est une question cruciale aujourd'hui. C'est la question que soulèvent le pape François et l'économiste Thomas Piketty. Mais la réponse n'est pas marxiste.
Dans les deux cas, la réponse est théologique. C'est ça. De mon point de vue (qui à mon avis, n'est pas celui de Piketty), ce qui rend cet ouvrage d'économie révolutionnaire et qui en fait une ressource théologique, c'est que Piketty affirme que la hausse des inégalités des revenus ne vient pas d'un déterminisme économique, duquel nous devrions nous méfier, mais a des causes profondément politiques. Il explique que le retour des inégalités après 1980 est dû, en grande partie, aux changements économiques des dix dernières années, surtout dans les domaines de l'impôt et de la finance.
Il s'agit là d'une ressource théologique parce que ce que les humains ont créé, ils peuvent le changer. Le capitalisme n'est pas naturel, il est composé de milliers de choix humains éthique ou immoraux.
Le pape François pense aussi que les inégalités contemporaines ont des origines politiques, et non "naturelles" et il exhorte les gouvernements à enrayer leurs effets dévastateurs, voire mortels. Dans son "exhortation apostolique" rédigée cet hiver, Evangelii Gaudium, il écrit :
"Aujourd'hui, nous devons dire "non à une économie de l'exclusion et de la disparité sociale". Une telle économie tue. » À cause d'elle, « de grandes masses de population se voient exclues et marginalisées". Il ajoute : "Je prie le Seigneur qu'il nous offre davantage d'hommes politiques qui aient vraiment à cœur la société, le peuple, la vie des pauvres !"
Dans ce document, le pape critique amèrement le libre marché et se défenseurs.
"Dans ce contexte, certains défendent encore les théories de la "rechute favorable", qui supposent que la croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde." Le pape dément âprement cette opinion "qui n'a jamais été confirmée par les faits" et qui exprime "une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant."
Et voilà que Thomas Piketty nous apporte des preuves et soudain, on constate avec surprise que ces deux critiques du capitalisme moderne et de ses effets les plus catastrophiques sont fondamentalement d'accord.
On constate aussi qu'ils préconisent une même solution : la redistribution des richesses. Piketty conseille aux nations d'augmenter de façon significative la progressivité des revenus et de l'impôt. Le pape François en appelle à une "redistribution légitime des avantages économiques par l'État". À mon avis, cela ressemble fort à une hausse de l'impôt sur les richesses et les revenus.
Peut-on changer le système actuel ? Le pape le croit.
Dans son discours aux délégués des Nations Unies, le pape François leur a rappelé la rencontre "entre Jésus Christ et le riche collecteur d'impôts Zachée, à la suite de quoi Zachée a pris la décision radicale de se tourner vers le partage et la justice, parce que sa conscience avait été éveillée par un regard de Jésus." (Luc 19 :1-10)
Il faudra beaucoup de "décisions radicales" pour changer le système, mais il faut le changer. Cela nécessitera une conversion tant de l'esprit que du cœur.